samedi 28 mars 2020

On vit une époque formidable.

Figurez-vous qu’hier soir, j’étais invité à dîner, et je recevais également.

Cela peut paraître étonnant, mais c'était vraiment été le cas.
Non pas qu’un va nu-pied pique-assiette retors et radin ait profité de ce confinement pour rendre ses invitations chez moi, ou que j’ai recueilli au débotté tout le monde suite une défection de dernière minute de notre hôte, ou encore que j’usse mis les pieds dans le plat en oubliant une invitation et organisé un raout à domicile...Non aucune de ces chausse-trappes.
Cloîtré, je n'ai pas non plus développé de don d'ubiquité, ni de trouble dissociatif de la personnalité (pas à nos connaissances en tout cas).

J’ai tout simplement participé à un dîner virtuel, par écrans interposés.

Durant l’après-midi j’avais reçu un message de mon poto Jojo de Catalogne, qui voulait que l’on se retrouve ce soir pour un p’tit dîner entre amis.
D’habitude ces invitations au dernier moment c’est toujours compliqué. Vous savez ce que c’est : les uns vont justement au théâtre ce soir-là, ou sont déjà invités chez leurs vrais amis, d’autres ont les enfants et pas de baby-sitter, les plus chanceux une baby-sitter et pas d’enfant...bref des tas d’excuses et pas de temps.
Or, avec ce confinement, il semble que tout le monde ait trouvé facilement un créneau, une excuse pour passer le temps.

On vit une époque formidable.

Bref, nous étions huit convives, amis de longue date, depuis près de…quarante ans. Putain quarante ans ! Ça file à une vitesse quand j’y pense, enfin un peu moins ces derniers temps, mais quand même, ça fait flipper. Le temps passé, et ces derniers temps.

Jojo, affreux éternel adolescent, avait décidé de briser cette quarantaine, celle imposée par les événements, pas notre amitié hein.
Rendez-vous était fixé à 20h, heure de Paris.
La précision est importante. La France, qui devrait logiquement être dans le fuseau horaire des rosbifs, se situe en réalité dans le fuseau +1. Et ce depuis l’occupation allemande en 1940.
Je ne sais pas si cela provient de notre ancestrale rivalité avec nos voisins d’outre-manche mais cela n’a jamais été remis en question depuis la dernière guerre.
En tout cas c’est pratique pour J-M qui habite en Suisse Allemande, et pour Jojo (même s’il est systématiquement en retard) puisque l’Espagne est dans le même cas que nous.

Pour Pierrot et Marie qui sont parisiens, eux ils ont toujours un temps d’avance sur la province, enfin c’est ce que disent les parisiens.
En revanche, pour Louis et France qui sont expat’ à Hong-Kong c’est plus compliqué car il y a huit heures de plus, ce qui leur faisait un bon quatre heure du mat, un horaire oscillant entre la soupe à l’ail de fin de soirée et un petit-déjeuner plus que dès potron-minet.
Pour Jean et Lolo, pas de problème, ils sont de Toulouse, presque des voisins, des gens très comme il faut donc.

Un nouveau message nous expliquait comment installer l’appli choisie pour la visioboufférence, l’horaire donc, et les différents participants. Il était dit que l’installation du logiciel était d’une simplicité enfantine, ce qui n’est pas vraiment rassurant car j’ai remarqué que les enfants sont beaucoup plus doués que nous pour ce genre de chose.
Néanmoins, rien de compliqué en effet, cela laissait largement le temps de se pomponner pour ces mondanités internationales, d’autant plus que, la webcam imposant un calibrage à nos sages visages, tout au plus à nos augustes bustes, aucune tergiversation ne s'imposait concernant le choix des chaussures.

J’étais content de revoir les amis après deux semaines de dîners quasiment solitaire. Un petit mulot vient de temps en temps me rendre visite ces derniers temps ; on en a pas mal à la campagne, et habituellement je préfère qu’ils restent à l’extérieur. Mais compte tenu du contexte, cette moindre présence est plutôt divertissante même si nos conversations relèvent plutôt du monologue.
Ce soir c’est gala, j’aurai enfin droit à autre chose que le regard dubitatif de mon compagnon des champs.

A 19h30, une demi-heure avant l’heure prévue, Jojo s'annonçait sur l’appli. Une telle précocité pour le chantre du retard systématisé prouve bien que l’on vit une époque formidable.
Cela nous laissait le temps d’entamer l’apéro en attendant les autres. Je ne bois jamais seul, même si je sais qu’au bout d’un moment cela peut faire voir double, mais j’ai vite oublié l’étrangeté de cette compagnie dématérialisée et ait partagé un premier godet avec mon poto. Puis un autre ouvrant même une petite boîtes de moules en sauce à défaut d'une présence feminine à mes côtés, féminine. Ça nous a fait rigolé, le ton était donné. Après des semaines sécheresse la chaudière s'est donc vite rallumée .
Comme la situation de Jojo est plus ou moins identique à la mienne, le mulot en moins, et à celle de quasiment tout le monde en ce moment en fait, nous avons vite évacué le sujet pandémique, les symptômes, la maladie, les morts, et avons retrouvé notre capacité à parler de rien, mais pas de toux.

Les autres sont arrivés ensuite. Petit à petit, au fil des connections, l’écran se partageait en petites fenêtres, chacune affichant les sympathiques bouilles de mes amis. J-M nous présenta Astrid une teutonne rencontrée récemment qui expérimentait à plein temps le bougre, confinée volontaire chez lui.
La santé ayant été déclaré sujet tabou, l’on trinqua à l’intelligence. C’est ce qui pouvait nous faire le plus défaut, en dehors des contingences matérielles considérées comme trop terre-à-terre pour cette réunion au sommet.

Chaque arrivée était accueillie par de grands cris de joie et très vite l’on retrouva l’ambiance de nos grandes fiestas.
Les derniers à se connecter furent les chinois qui apparurent la tête en bas et plissant des yeux, ce qui en soi semblait logique puisqu’ils se trouvaient aux antipodes. L’explication était moins spatiale et plus prosaïque : leur ordinateur étant en carafe et ils suivaient la réunion sur le petit écran d’un téléphone mobile qu’ils tenaient visiblement à l’envers. Compte tenu de l’horaire, chez eux, et de ces contingences techniques sommaires, ils ne restèrent pas longtemps, quittèrent ce sommet pour rejoindre leur sommier.

Chacun entama à son rythme le dîner. J’avais placé mon ordinateur au bout de la table de la cuisine. En face de moi se trouvaient donc le reste de la tablée, chacun dans leurs petites fenêtres réparties sur l'écran. Leurs tronches hilares et expressives me donnaient l’impression de dîner avec le Muppets Show, j'abandonnais ma vie d'hermite pour Kermitt.

L’avantage de ce dîner chez soi c’est que du coup chacun mange ce qui lui plait. Cela ne me dérangeais absolument pas que J-M s’enfile une choucroute garnie avec son allemande. Je ne suis pas un grand fan de l’odeur du chou, encore moins après digestion.
Moins de vaisselle à faire aussi, quoique l' évier et moi nous étions laissés un peu déborder ces derniers jours. Lolo, qui arrête de fumer aussi facilement qu'elle change d'avis, ne pouvait pas non plus nous piquer de clopes. Du coup, nous fumions tous comme des pompiers, ce qui inquiétait beaucoup Jean qui sentait Lolo bouillir.

Je vous ferai grâce des conversations et private jokes qui émaillèrent notre souper. D’ailleurs une partie fut inaudible tant chacun était volubile, et l’autre s’évapora dans les limbes de la part des anges.

L’on commença à mettre de la musique et à nous agiter en rythme sur nos chaises. A droite, gauche, les épaules en haut, en bas, pour une fois on pouvait danser dans s'essouffler en 5 minutes. C'est beau de retrouver sa jeunesse.
Jojo se saisit de son saxo, d’autres battaient la mesure avec leurs couverts, j’entamais une gigue chancelante qui m’envoya valdinguer lorsque je me pris les pieds dans le câble de l’ordi dont la chute se termina par miracle sur la chaise que je venais de quitter.

Au milieu de ce pandémonium joyeux, je me souviens que J-M et sa fridoline compagne de réclusion n’arrêtaient pas de se bécoter, tout du moins pour la partie visible à l'écran. Nous les chambrions allègrement du tac-au-tac sans aucun tact pour non-respect des distances de sécurité. C’était plutôt chou. En accord avec leur menu.

On se fendit la poire. J'en pris une aussi d'ailleurs, ou deux, je ne sais plus, j'avais la pêche, et ça sentait la grosse prune en primeur.

A un moment, Pierrot éclata de rire, recrachant le vin qu’il était en train de boire. Sa fenêtre s’éteignit brusquement.L’on décréta qu’il devait être mort de rire, pas plus inquiet que cela.
C’est ça les copains.
Il revint un peu plus tard, sur son téléphone portable, le clavier de son ordinateur n’étant visiblement pas wineproof. Il nous précisa que Marie n'a pas rit (c'était son ordi du boulot). Mais nous oui, tout cantonnés que nous étions.
Entre temps J-M et sa tactile teutonne avaient disparu de l’écran. Se faire chambrer leur avait sûrement donné l’idée d'investir une autre pièce de leur appartement.

Puis, l’alcool aidant, je sentais que mon marchand de sable n’allait pas tarder à trépasser. Peu à peu les autres convives se calmèrent également, et après les non-embrassades d'usages, nous nous s’éteignimes de concert avec nos écrans.

Il était 23h30, bien plus tard que mon horaire de couchage de ces derniers jours. Groggy et revigoré.
Je venais de dîner à Paris, Hong-Kong, Sitgès, Lucerne, Toulouse, dans la même soirée, avec un bilan carbone quasiment nul, et une légère contusion à la cuisse.

On vit une époque formidable.

(Toute ressemblance avec des personnes existantes (ou ayant existé, je n’ai pas encore eu de nouvelles depuis pour certains) n'est pas fortuite. Par respect ou en mémoire de celles-ci, les faits ont été transformés…et édulcorés.)

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