Je n'aime pas le lundi.
C'est vraiment un jour qui ne sert à rien, si ce n'est à emmerder mortellement tout le monde. Le requiem du lundi matin me fait même regretter le blues du dimanche soir.
Heureusement ces derniers temps on ne distingue plus trop le dimanche des autres jours, Du coup, nous nous retrouvons avec des lundimanches, des mardimanches, des mercredimanches, etc (je ne vais pas vous refaire la semaine des quatre jeudimanches non plus).
Mais il faut raison garder paraît-il, ne pas sombrer dans ces dépressions chroniques des temps passés de ce bon vieux moine Nestor, se laisser aller à cette sale mélancolie propre aux slaves.
Bref conserver un semblant de rythme hebdromadaire pour ne pas devenir chameau, en un mot : bosser.
Habituellement, le lundi me donne envie de faire des trucs inutiles.
Je fais déjà plein de trucs inutiles en temps utile, mais là, en ce moment, j'aimerais faire un truc subtilement inutile.
Je pourrais lire le dictionnaire mot après mot, constater qu'entre fellah et félon se trouve fellation, ou appeler les renseignements téléphoniques du monde entier et répertorier toutes les façons de dire allo...
Je pourrais étudier ce kafkaïen coléoptère qu'est le bousier et savoir pourquoi il pousse allègrement sa petite crotte, ou bien pouvoir expliquer pourquoi le castor est si fort en barrages, mais certains, j'en suis sûr, ramèneraient ce genre d'info à leur petite vie, au cambriolage de leur villa de Guéthary pas assez barricadée, ou à la constipation de leur chiante belle-mère...
Dans les dîners chics d'autrefois, à l'époque où les gens partageaient leur postillons à la même table, avant d'intervenir dans une conversation, je faisais toujours une minute de silence en souvenir de toutes les histoires ou anecdotes que je n'ai jamais pu raconter à temps. Certain y voyaient un cruel manque d’à-propos, mon esprit d'escalier me détournant de l'ascenseur social. Là, j'aurai, du coup, matière fécale et estivale pour participer de concert à ces badineries mondaines. Mais je ne verse pas dans ces amitiés versatiles où l'utilité est érigée en crédo.
Savoir, ou faire, un truc vraiment inutile, voila un truc utile.
Oui mais, me direz-vous, si l'inutile est utile, c'est le serpent qui se mord la queue !
Certes, mais dans les deux cas tout est une question de souplesse.
Et puis cela pourrait charmer une fille futile. Il ne faut pas oublier de joindre l'inutile à l'agréable.
Donc, ce matin il me faut ma dose de vacuité. Bien serrée.
J'ai hésité à apprendre les coefficients des marées de Ciboure ou les distances entre les trous du Golf de Souraïde, mais je fréquente parfois des personnes frivoles susceptibles d'être intéressées par ce genre d'info...
Balayer le trottoir du bar fermé d'à côté entre 9h et 10h ? On me dit manche, mais sans vouloir mégoter, je crois que je tiens un truc là...Mais c'est vrai je ne suis pas du tout Manuel. Et c'est son boulot habituellement.
Je suis plutôt dans l'intellectuel, ce qui en soit est déjà considéré par beaucoup comme superflu. Il me faut donc explorer l’existentiel, le sens de la vie, voir celui des aiguilles d'une montre.
Tiens, par exemple, qu'elle est l'heure de la journée la plus pénible ? (le jour de la semaine on le sait déjà).
Pour moi ce serait plutôt 16 heures.
Je suis quelqu'un de foncièrement poli.
Lorsque je croise quelqu'un au village je dis toujours bonjour ou bonsoir en fonction de l'heure.
Mais 16 heures me pose problème.
15 heures, no souçaille, c'est bonjour. Pareil, 17 heures, c'est bonsoir, surtout en hiver. Mais 16 heures ?
C'est un réel problème, au point que j'hésite à sortir de peur de croiser un voisin. Heureusement en ce moment on ne croise pas grand monde mais tout de même.
Je pourrais certes attendre que l'on me salue, d'un bonsoir ou d'un bonjour jovial, et répondre tout de go bonsoir ou bonjour l'air avenant. Mais connaissant mon problème, mes voisins ont du coup la même appréhension que moi, ne voulant commettre d'impair et recevoir violemment un bonsoir à point nommé en réponse à leur bonjour inopportun...
Cela a donné des rencontres bizarres.
Un de nos passe-temps favori est de sortir les poubelles, les conteneurs de tri sélectif sont the place to be ces derniers temps, sauf lorsque l'on s'y rencontre à seize heures. Nous avons tous une lueur inquiète dans le regard, nous épiant un sourire contrit aux lèvres serrées à blanc de peur de laisser échapper un mot malheureux.
Avec les règles de distanciation actuelles, cela nous oblige également à nous écarter et tourner sournoisement les uns loin des autres serrant nos poubelles comme des bouées de sauvetages. Certains laissent échapper un petit grognement, probablement en guise de salutation, mais ce n'est pas sûr, et c'est flippant.
Je ne vous raconte pas l'ambiance...De quoi tous se transformer en associaux paranoïaques.
Bref, 16 heures est un horaire sensible.
Ce n'est pas pour rien que le goûter de 16 heures est le premier repas à être sacrifié en période de famine.
Déjà seize est un nombre troublant.
En mathématique, c'est le seul entier pour lequel il existe des couples d'entiers distincts. Je ne sais pas exactement ce que cela signifie mais cela ne m'a pas l'air très catholique.
Il parait même que c'est un nombre pentagonal centré. C'est dire.
Le canal 16 est le canal maritime international de détresse en VHF. Et sans vouloir en rajouter dans la douleur c'est aussi le numéro atomique du souffre.
Cela a été un mauvais numéro pour notre dernier roi au pouvoir, et plus récemment je vous rappelle que notre Président nous a annoncé notre mise en confinement lors de son intervention du...16 mars dernier.
Alors, alors ?
Vous allez me dire : et le 13 ?
Alors ça c'est le genre de remarque qui m’horripile car inutile.
Surtout le lundi.
(Quelques passages de ce textes sont inspirés d'une lecture de je ne sais plus qui)